MATHIEU CORMAN (1)
Mathieu Corman par Labisse
Le 16 février 1975, le libraire Mathieu Corman se tire une balle dans la tête. Avec sa mort, disparaissait un homme qui avait lutté toute sa vie contre la censure, libraire, journaliste, écrivain, communiste-anarchiste.
Nicolas Mathieu Hubert Corman est né le 15 février 1901 à Lontzen, près d’Eupen, dans une petite ferme herbagère expropriée en vue de l’élargissement de la gare d’Herbesthal. Son père, décédé quand le jeune Mathieu avait trois ans, était wallon et sa mère était eupenoise d’origine flamande. La famille, bilingue, était très catholique. Mis en pension chez les franciscains à Völkerich, près de Gemmenich jusqu’à l’âge de dix ans, le jeune garçon suit les cours de l’école moyenne à l’Institut Saint-Joseph à Dolhain. À la déclaration de guerre ’14-‘18, résidant en territoire allemand, Corman doit interrompre ses études. Il travaille à la ferme maternelle en apprenant les langues. Engagé volontaire dans un corps d’artillerie de l’Armée belge à l’arrivée des forces alliées, Corman est affecté au Corps des interprètes militaires puis à la mission belge près du quartier général britannique à Cologne. En 1921, il est transféré au bureau des renseignements politiques de l’armée belge d’occupation, puis il exerce diverses fonctions administratives en Belgique ou en Allemagne. Déjà il se montre curieux. Il suit la grève des travailleurs allemands et des ouvriers de la Ruhr contre la tentative de coup d’État de Wolfgang Kapp entre le 13 et le 17 mars 1920 contre la République de Weimar ; son premier reportage paraît dans La Nation belge en 1920.
En 1925, en vue de s’installer comme libraire sur la côte, il devient secrétaire de la société des Grands Hôtels du littoral. En mars 1926, il épouse une de ses vingt-cinq cousines, Maria Klinkenberg. Ils eurent deux enfants, Raymonde en 1930 et Alain, bien connu des zoutois, en 1935. Corman ouvre sa première librairie en 1929, avenue Adolphe Buyl à Ostende. Il en aura trois, à Ostende, Bruxelles et à Knokke en 1934. La librairie ostendaise était ornée d’une grande fresque murale représentant les portraits de 52 écrivains, exécutée par le peintre Labisse, grand ami de Mathieu Corman. C’est aussi Labisse qui est l’auteur du dessin reproduit sur la fameuse liseuse qui entourait chaque livre vendu chez Corman. Dans l’après-guerre, et jusqu’aux années 1970, il possédait un des principaux fonds de livres en tous genres en Belgique ; il arborait fièrement le slogan publicitaire : « la plus grande librairie d’Europe ».
À l’heure actuelle, après le décès de Mathieu Corman et de son fils Alain, seule subsiste, sous une forme plus commerciale, la librairie Filigranes-Corman, succursale de Filigrane à Bruxelles.
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MATHIEU CORMAN, LE LIBRAIRE RÉVOLUTIONNAIRE DU ZOUTE (2)
Après un séjour au Maroc où Mathieu Corman assiste aux dernières opérations de « pacification » française (« Vers le soleil marocain », 1933), en 1934, par sympathie avec le mouvement d’insurrection qui éclate dans les Asturies, il se rend depuis Ostende en moto en Espagne avec un ami. Il en ramènera un remarquable reportage. En 1935, il adhère au parti communiste belge. Il voyage en Europe centrale et dans les Balkans. Il publie « Terres de trouble ».
En 1936, Corman retourne en Espagne pour participer à la lutte républicaine. Durant les premiers mois, il combat aux côtés des anarchistes de la colonne Durruti, et il revient en Belgique en décembre 1936 pour rédiger « Salud Camarada « ! Il repart quelques semaines plus tard, en tant qu’envoyé spécial du quotidien « Ce Soir », dont Louis Aragon était rédacteur en chef, et de l’Agence España. Retour à la mi-mai, probablement. Son combat pour la République espagnole ne s’interrompt pas à ce moment, puisque, dès sa réinstallation à Ostende, il s’occupe d’un home d’enfants espagnols en coopération avec le Secours rouge international. La petite histoire raconte qu’il rapporta de Guernica deux bombes incendiaires qui n’avaient pas explosé. Il les transporta à moto d’Irún vers Ostende. Elles finiront par être jetées dans la mer après les premiers bombardements d’Ostende en mai 1940.
Partisan armé dès 1941, recherché par les Allemands, Corman part pour l’Angleterre le 20 octobre 1941, avec l’accord du parti communiste, pour y suivre des cours de sabotage. Il reste toutefois bloqué dans le Midi de la France jusqu’à la fin de mars 1942, et passe en Espagne en avril. Arrêté à Barcelone, il est détenu pendant six mois à la prison cellulaire de Figueras, puis encore trois mois et demi au camp de Miranda. Le consul de Belgique Jottard parvient à l’en sortir, et Corman rejoint alors l’Angleterre à la fin de janvier1943. Sous le nom de Robert Craven, il suit un entraînement de parachutiste. Mais la sûreté militaire belge s’opposant à son parachutage, il se borne à participer à l’activité du Front de l’Indépendance à Londres. Il rentre en Belgique le 7 novembre 1944, et renouvelle son adhésion au PCB un mois plus tard. Dans les années 1950, la vente des ouvrages de Kravtchenko et de Virgil Gheorghiu par la librairie Corman sera ressentie par le PCB comme incompatible avec l’adhésion au parti. Corman restera néanmoins fidèle à ses convictions communistes jusqu’au bout. Il employa comme libraires plusieurs personnalités engagées politiquement comme l’ancien surréaliste hennuyer André Lorent ou l’écrivain Charles-Louis Paron. Ce dernier travailla aussi à la librairie du Monde entier, spécialisée dans l’importation de livres soviétiques…
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MATHIEU CORMAN, LE LIBRAIRE RÉVOLUTIONNAIRE DU ZOUTE (3)
Le 16 février 1975, le libraire Mathieu Corman se tire une balle dans la tête. Avec sa mort, disparaissait un homme qui avait lutté toute sa vie contre la censure, libraire, journaliste, écrivain, communiste-anarchiste. Nous aborderons aujourd’hui la participation de Mathieu Corman à la guerre d’Espagne à travers le livre « Salud Camarada » écrit par Corman. Le récit est un peu long, j'en conviens, mais l'histoire de ce libraire du Zoute est passionnante.
Contrairement à son premier voyage dans les Asturies ou aux reportages qu’il rédigera au retour des démocraties populaires, Salud Camarada ! porte la marque des enjeux et polémiques du temps. Les deux premiers chapitres ont partiellement paru dans l’hebdomadaire Le Rouge et le Noir de Pierre Fontaine début 1937. Le dernier chapitre est, lui, construit à partir des correspondances adressées par l’auteur au quotidien français « Ce Soir » en avril et mai 1937. Ils ont été revus et organisés avant l’impression à compte d’auteur, aux éditions Tribord. Ces dates sont importantes. Elles rappellent que la guerre civile espagnole fait encore rage au moment où paraît le livre. Elles indiquent donc aussi dans quel esprit travaille Mathieu Corman. En intervenant ainsi à chaud, sans prendre de recul critique, il fait de son reportage un livre d’intervention : il peut espérer, à son modeste niveau, orienter son lecteur à mieux comprendre le sens du combat républicain, et donc participer quelque peu à la défense de la démocratie.
Mathieu Corman photographié par Ernest Hemingway avec des soldats républicains
La plus longue partie du livre rend compte d’un long périple sur le front d’Aragon et de Madrid. La qualité de l’écriture et le témoignage même de l’auteur indiquent qu’il s’agit de son projet original, tel qu’il résulte de son engagement militant dans l’aide militaire étrangère à la République. Toutefois, destiné à paraître sous forme de reportage, l’ouvrage dissimule la vocation combattante de l’auteur et se présente sous des dehors journalistiques. Comme plusieurs autres militants étrangers, c’est vers la Catalogne que Corman s’est d’abord dirigé. On ne connaît pas la date de son arrivée en Espagne, mais elle se situe vraisemblablement en septembre ou en octobre 1936 et sans doute a-t-il rapidement été dirigé vers les combats. Les événements rapportés montrent qu’il a passé plusieurs semaines sur le front d’Aragon avant de suivre les hommes de Durruti dans leur progression vers Madrid. Dans son roman Ami entends-tu ? (1970), Corman mettra en scène un libraire qui s’est rendu en Espagne, « côté anarchiste ». De fait, il se trouve aux côtés des troupes issues des FAI (Fédération anarchiste d’Espagne) et de la CNT (Confédération nationale des travailleurs, syndicat d’obédience anarchiste) de Catalogne, et des tout premiers « internationaux » qui les ont rejoints.
Le front d’Aragon était principalement tenu par les anarchistes et les trotskistes qui y affrontèrent les rebelles après leur victoire à Barcelone à la fin du mois de juillet 1936. La région était devenue un véritable terrain d’expérimentation du « pouvoir populaire » tel que le concevaient les anarchistes, avec la mise en place de « comités » qui dirigeaient la vie publique et la stratégie militaire. Entre août et novembre, le front d’Aragon incarne « le pouvoir révolutionnaire le plus original ». Les comités de chaque village poursuivent les « fascistes », assurent la collectivisation des terres et le démembrement des propriétés de l’Église et des latifundiaires. Ils soustraient ainsi la région à l’autorité du gouvernement central. À cette expérience sociale révolutionnaire s’ajoute une autre singularité : contrairement aux autres secteurs du front, quelques victoires y avaient été remportées sur les insurgés (dont celles de Monte Aragon et d’Estrecho Quinto, que rapporte précisément Corman). La possibilité d’atteindre Huesca, puis Saragosse, point stratégique qui commandait l’ouverture de la région nord tenue par le général Mola, existait peut-être. Mais les armes faisaient défaut, et cet avantage temporaire ne put être exploité. Après la stabilisation du front d’Aragon, une part des troupes qui y étaient engagées fut transférée vers Madrid à partir de la mi-novembre. Certains anarchistes et trotskistes accusèrent le gouvernement de la République, dans lequel le rôle du parti communiste et des alliés soviétiques grandissait, d’avoir sciemment négligé ce front au profit de la bataille pour la capitale, plus symbolique et plus cruciale à leurs yeux. Pourtant lorsque ce front fut renforcé, au printemps suivant, Huesca tint bon, et les Républicains ne purent jamais forcer le passage.
Quelques semaines après Corman, un autre étranger effectua exactement le même périple. Débarqué à la mi-décembre à Barcelone, l’écrivain anglais George Orwell faisait partie des troupes du POUM qui combattirent en Aragon, parfois dans les villages mêmes où Corman était passé quelques mois plus tôt. Son extrême sensibilité à l’évolution rapide des rapports de force en Catalogne nous donne la clé du titre choisi par Corman. Orwell raconte en effet que, dans les premiers jours, « tout le monde se tutoyait, en s’appelant ”camarade”, et l’on disait Salud au lieu de Buenos dias » ; quelques mois plus tard, au moment où le régime républicain restaure son autorité sur Barcelone, le vouvoiement revient. Mais les deux auteurs divergent dans l’analyse des événements. Orwell montre crûment le désarroi et l’impréparation des troupes républicaines, là où Corman souligne avant tout leur courage et leur solidarité. Orwell insiste par ailleurs sur la violence de l’opposition entre trotskistes, anarchistes et communistes catalans. Appartenant au parti vaincu, il fait de son livre une manière d’hommage au POUM. C’est aussi la dissolution de la « division Lénine », devenue le 29e régiment du POUM l’année suivante, qui fait l’objet du film de Ken Loach. Corman s’interdit ce genre de commentaire, même si, pour une part, l’allusion discrète au « salut » des camarades semble montrer où vont les sympathies de l’auteur. Il faut sans doute aussi mettre au compte de son anticonformisme et de son combat pour la liberté sexuelle le choix de publier le « carnet de Libertario » dont la tonalité homosexuelle est extrêmement rare dans les écrits militants du monde ouvrier. Toutefois, Corman se range manifestement au nombre de ceux qui estiment que le combat contre le fascisme doit passer avant les dissensions internes entre anarchistes et communistes. C’était d’ailleurs aussi le sentiment d’Orwell en retournant sur le front après les événements de Barcelone : « Quels que puissent être les défauts du gouvernement de l’après-guerre, il y avait une chose certaine : c’est que le régime de Franco serait pire ».
Membre du parti communiste, publiant des articles dans un organe du parti français, Corman atténue la tonalité anarchiste au fur et à mesure de la progression de son récit. Il met dès lors l’accent sur des thèmes et des comportements qui sont communs aux groupes dont l’antagonisme croît au moment même où il publie son reportage en volume. La seule allusion qu’il se permet est l’avertissement que lance Durruti à un de ses amis ministre anarchiste. L’hommage vibrant qu’il rend au chef emblématique des libertaires catalans se situe précisément au moment où les forces de Durruti ont rejoint Madrid. Le pathos du récit, qui évoque « l’âme du mort » et le sacrifice auquel consent la mère de Pedro, est en quelque sorte équilibré par l’annonce sans autre commentaire de la « militarisation » de la colonne anarchiste, c’est-à-dire son intégration à la nouvelle armée régulière de la République. La mort de Durruti, assassiné d’une balle dans le dos, est attribuée à la « cinquième colonne » alors que certains ont discuté cette interprétation. De la même manière le slogan célèbre de la Pasionaria communiste Dolores Ibarruri, No pasaran ! est détourné au profit des combattants anarchistes des montagnes d’Aragon. Ainsi, par petites touches, Corman masque-t-il le fossé qui se creuse dans la gauche espagnole. De la sorte également, son texte se veut au service de l’Espagne républicaine tout entière, et non d’un de ses partis.
Un autre aspect du livre mérite d’être souligné, parce qu’il rejoint un des thèmes de la propagande républicaine. Les soldats de Franco sont soit des troupes marocaines, soit leurs alliés italiens ou allemands ; lorsqu’il s’agit d’Espagnols, l’accent est mis sur leur embrigadement forcé ou sur leur aveuglement « mystique ». Aussi Corman insiste-t-il à maintes reprises sur les transfuges qui abandonnent le camp rebelle. En Aragon, quelques miliciens prennent le « Camino de la libertad » ; ils sont rejoints un peu plus tard par des syndicalistes, puis c’est un aide boulanger qui traverse les lignes, un groupe d’une vingtaine de soldats entraînés par l’ordonnance d’un commandant fasciste, des Arabes et deux Basques enfin dont un caporal. S’il est certain qu’une guerre civile entraîne ce genre de pratiques, sa transformation en leitmotiv littéraire relève, elle, de la volonté de convaincre. La dernière partie du livre est celle qui lui a donné sa (relative) notoriété, même s’il est manifeste qu’elle a été rédigée dans l’urgence. Elle est à la fois la plus politique et la plus liée à l’actualité.
Mathieu Corman envoyé spécial en 1936 en Espagne
Corman est envoyé spécial de Ce soir. À ce titre, il circule sur le front basque. Le 24 avril, il envoie son premier reportage, encore factuel, sur le blocus de la ville. Mais dès le 26, le ton devient plus tragique : la technique du « tapis de bombes » mise en œuvre par l’aviation nazie sème en effet la terreur dans les populations civiles et plusieurs villages sont rasés. Après Guerricaiz (Arbatzegui Gerrikaitz, en basque), où il assiste en direct au bombardement, Corman est avec son confrère anglais George Lowther Steer, du Times, le premier journaliste à pénétrer dans la ville de Guernica, quelques heures après le passage dévastateur des bombardiers. Il est aussi le premier à envoyer au monde un communiqué sur le drame. Corman ne quitte pas le front basque après ces événements tragiques. Il assiste de près à la bataille du mont Sollube, dont il rend compte. Ainsi le 10 mai, il se retrouve aux premières loges en compagnie du plus célèbre photographe de la guerre d’Espagne :
« À côté de moi filme notre reporter photographe Capa. Le tir des mitrailleuses et des tanks immobilisés se fait très précis. Nous avons des morts, on apporte des blessés. Un milicien veut montrer à Capa un petit tank avançant seul, caché par les broussailles. Sa main se couvre de sang, traversée par une balle explosible. Dans les yeux du milicien, une lueur étrange : — No pasaran ! "
Les clichés de Robert Capa, publiés dans Ce Soir, illustrent la violence des combats dont parle Corman. Les faits précis qui disent son indignation, le spectacle des cadavres brûlés, des corps tailladés, cette jeune fille dont le bas du corps est réduit en bouillie rendent concrètement l’horreur du spectacle dont Picasso fera, dans son grand tableau en noir et blanc intitulé Guernica, le symbole même de cette guerre.
Corman insiste enfin sur deux aspects importants de cette phase de la guerre. En ce printemps 1937, l’armée républicaine a été réorganisée sur le modèle d’une armée régulière, avec l’aide de conseillers soviétiques. Les communistes ont été les premiers à exiger cette évolution. Elle était un gage indispensable d’efficacité, mais également le moyen pour le parti de s’imposer comme la principale force militaro-politique du Front populaire républicain. Plusieurs engagés volontaires dans les Brigades ont fait connaître à leur retour les conflits, voire les exactions qui ont accompagné cette mainmise. Ce sera, on l’a vu, le but de Georges Orwell. C’est également le cas du Belge Nick Gillain, qui dénonce dans « Le Mercenaire » non seulement la conduite de la guerre par les Républicains, mais aussi, nommément, plusieurs responsables communistes coupables selon lui d’exécutions sommaires, comme le Français André Marty, commandant de la base d’Albacete, ou l’avocat belge Jean Bastien. L’interrogatoire du pilote allemand par Corman est évidemment d’une tout autre tonalité : il se clôture par une note humaniste et l’espoir des remords de conscience du militaire. De la même manière, en insistant simultanément sur l’efficacité de l’armement fourni par l’URSS, et sur les fragiles victoires qu’il permet de remporter, le livre de Corman se conclut implicitement sur la légitimité des choix communistes. Il ne se laisse pourtant pas aller à un optimisme illusoire : la réflexion d’Alonso « Je me demande où ces salauds vont chercher tout cela » montre que les combattants républicains savent de quel côté l’équilibre des forces bascule irrémédiablement.
Ami des livres auxquels il a voué sa vie de libraire, Corman ne cherche pas à faire du « style ». Son écriture se veut efficace, directe, mue par ce qu’elle décrit et non par l’exhibition de l’art de l’écrivain. La tradition à laquelle il se rattache est bien celle du grand reportage, celle de John Reed, d’Albert Londres ou de Joseph Kessel. Comme eux, il établit avec son lecteur ce que l’on pourrait appeler un « contrat de vérité ». Le fait de rapporter des événements qu’il a vus en personne ou d’interroger ceux qui y ont assisté directement se révèle par l’usage de la première personne du singulier. Le « je » qui parle se met à la barre des témoins. Comme devant un tribunal, il jure implicitement de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ».
Bien entendu, la vérité est une notion toujours subjective et discutable. En l’occurrence, elle l’est à deux titres au moins. D’abord, comme on l’a vu, parce que le contexte de la publication et les enjeux historico-politiques ont pour effet que Corman gauchit son récit, volontairement ou non, dans un sens favorable au camp républicain tel qu’il s’est réorganisé en juin 1937. Ensuite, et ceci vaut pour tous les récits journalistiques, parce que le témoin ne peut parler que de ce qu’il connaît personnellement, c’est-à-dire d’une toute petite partie de l’événement. Or la vérité d’un événement n’est pas nécessairement perceptible par ceux qui en sont les acteurs, c’est même souvent le contraire.
(Sources : « Salud Camarada » par Mathieu Corman ; différentes éditions entre 1928 et 2017 de l’hebdomadaire ostendais « De Zeewacht » ; Knack 25.07.2018 "Het onwaarschijlijke leven van Mathieu Corman: de vagabond die tegen fake news streed" par Stijn Tormans ; Revue Italienne d’étude française ; Frank Decerf « Mathieu Corman, een bijzonder leven" ; Jean-Marie Bekaert « Nicolas Mathieu Hubert Corman » ; Roger Tavernier « Mathieu Corman : boekhandelaar, globetrotter, reporter » De Brakke Hond 1994)
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MATHIEU CORMAN : CONTRE LA CENSURE ET POUR LA LIBERTÉ D’EXPRESSION (4)
La librairie Corman à Ostende devint dès son ouverture en 1926 un lieu de rencontre de l’intelligentsia. Prix Nobel Eisnstein, Huxley, Labisse, Marc Pacol et Marcel Boll y tenaient des débats homériques. James Ensor était également souvent présent. Des inconnus de l’époque s’y retrouvaient aussi ; Gustaaf Permeke, Léon Spilliaert, Stijn Streuvels, Karel Jonckheere. Mais aussi : Henri Storck, Henry Van de Velde.
Mathieu Corman par Labisse
La première perquisition du Parquet de Bruges eu lieu en 1936. Le livre « Navaja Souvenir » y fut saisi. L’approche de « L’Art ou la Pornographie » était considérée comme contraire aux bonnes mœurs. Dès ce jour, Mathieu Corman vécu en conflit quasi permanent avec le Parquet de Bruges.
On trouvait à la librairie des livres en néerlandais, français, italien et espagnol. Lors de sa traversée à travers l’Europe, Corman ramène dans son side-car des livres de Dostojevski, Gogol et Tolstoj. Il affichait sur ses étalages : « Zdjes govorjat po-roesski, hier spreekt men Russisch !) ». Corman devient même acteur dans des films, notamment dans le court-métrage « Ce soir à huit heures » de Pierre Charbonnier.
Guernica par Picasso
Corman revient de Guernica. Le journal belge De Standaard avait prétendu dans son édition du 4 mai 1937 que c’étaient « les rouges » qui avaient incendié Guernica. Corman est choqué par ces « fake-news ». Il trouve dans les ruines de Guernica une bombe incendiaire avec croix gammée qui n’avait pas explosé. Il la transporta dans son side-car jusqu’à Ostende pour la remettre au commissariat de police et pour démontrer au pays entier que c’était l’aviation allemande qui avait bombardé Guernica.
Corman était devenu membre du parti communiste en 1935. Mais il ne se soumettait à aucune autorité. En Espagne, par exemple, il se battait dans la brigade anarchiste de Buenaventura Durruti. Cela ne faisait pas plaisir aux communistes.
Les librairies de Corman étaient la mekke de tous les livres interdits. Simone Signoret consacre dans ses mémoires « La Nostalgie n’est plus ce que c’était » quelques pages à sa rencontre avec Corman. Fin des années cinquante, alors qu’elle se promenait avec son mari Yves Montand dans ostende, elle remarqua dans l’étalage du libraire « La Question » de Henri Alleg. Un livre interdit de publication en France parce qu’il traitait des tortures en Algérie. Signoret et Montand achetèrent trois exemplaires du livre.
Mais il n’y avait pas que des acteurs et des actrices qui se rendaient chez Corman. Le Parquet organisait régulièrement des descentes et saisissaient des dizaines de livres « porno », comme « Gangreen » de Jef Geeraerts, et le livre avec la reproduction des œuvres de Paul Delvaux. Ils saisirent même un livre qui titrait « Pret in Bed » (Plaisir au lit). Il s’agissait d’un guide pour accompagner les patients en milieu hospitalier.
Un des livres saisis avait en couverture « La maja desnuda » de Goya, tandis que ce même tableau se trouvait sur un timbre espagnol. Au tribunal, Corman posa la question : « Franco, est-il un pornographe alors ? » Il fut acquitté.
Las de toutes ces tentatives de censures, Corman écrit le livre « Outrage aux mœurs » qu’il dédie à Gabrielle Russier, le professeur qui se suicida à la suite d’un amour « illégitime » avec un de ses élèves.
En 1954, Corman présenta au Zoute et à Ostende « Histoire d’O » qu’il étala dans ses étalages. Ce sont surtout les illustrations artistiques de Léonor Fini qui justifièrent les saisies des exemplaires par le Parquet de Bruges. Après la saisie, Corman se rendait à chaque fois à Paris pour ramener de nouveaux exemplaires. En 1974, le titre fut enlevé de la liste des livres mis à l’index en Belgique. Léonor Fini exposa ses œuvres au Casino d’Ostende en 1980.
De nombreuses personnalités continuaient à rendre visite à Corman : Boris Vian, Hugo Claus, Paul-Henri Spaak, et ceci jusqu’à la fin de sa vie.
Nous conclurons l’histoire du libraire Corman dans notre prochaine newsletter.
(Sources : « Salud Camarada » par Mathieu Corman ; différentes éditions entre 1928 et 2013 de l’hebdomadaire ostendais « De Zeewacht » ; Knack ; Revue Italienne d’étude française ; Frank Decerf « Mathieu Corman, een bijzonder leven ; Jean-Marie Bekaert « Nicolas Mathieu Hubert Corman » ; Roger Tavernier « Mathieu Corman : boekhandelaar, globetrotter, reporter » De Brakke Hond 1994)
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CORMAN / DERNIÈRE (5)
Nous avons reçu de nombreux témoignages et réactions à la suite de notre série sur Mathieu Corman. Je citerai ici une phrase de Mathieu Corman qu’on m’a rapportée : « Le Christ aurait mieux fait d’apprendre aux apôtres la formule d’un médicament contre la tuberculose plutôt que de bluffer en se promenant sur l’eau ! » D’actualité, non ?
Nous avons également reçu un discours de Jean-Baptiste Baronian. Il est l’auteur du roman « Le Vent du Nord » huis clos qui se déroule au Zoute dans une habitation hétéroclite, où abonde les cariatides.
Baronian a prononcé ce discours lors de d’une séance publique à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique » en 2003. En voici un (long) extrait :
« Ceci est une histoire vraie. »
Ainsi commence, par ces simples mots, Au cimetière de Bernkastel, un récit de Thomas Owen paru d’abord dans la revue Fiction en 1964 et repris ensuite, avec seize autres textes, dans son recueil Cérémonial nocturne, en 1966. Le héros, ici, n’est autre que Jean Ray – Jean Ray en personne, « cet homme étrange qui vécut, précise Thomas Owen, plus encore qu’on ne l’imagine, en marge du monde quotidien ». Et de narrer alors une incroyable expédition en Moselle allemande où il est question d’envoûtement, de possession diabolique, d’exorcisme et d’une hideuse vieile femme au visage convulsé et à la « bouche écumante », et ou l’auteur du célèbre Malpertuis , plus malicieux que jamais, joue, de fait, le tout premier rôle.
L’histoire que je vais vous raconter est vraie, elle aussi.
Nous sommes à ma même époque, peu de temps avant la publication d’Au cimetère de Bernkastel, très exactement en juillet 1963, à Knokke-Le Zoute.
Ou plutôt non : je suis en juillet 1963, ne sachant trop, je vous l’avoue, si la locution s’emploie à la première personne du singulier, ni si quelques-uns de ceux qu’il me faut désormais appeler mes confrères, insignes gammairiens, ne sont pas déjà en train de me considérer d’un œil critique.
Je suis donc en juillet 1963, j’ai vingt et un ans. J’ai ainsi atteint, sans du tout m’en rendre compte, l’âge de la majorité légale et cela fait belle lurette que j’ai la tête pleine de livres – pleine de mots, d’images fortes et de personnages romanesques qui me fascinent, aussi bien Long John Silver que Bardamu, Zazie qu’Hercule Poirot, Thérèse Desqueyroux que Sherlock Holmes, le bon docteur Jivago que le sinistre docteur Mabuse. Et cet été-là, comme presque tous les étés depuis que je suis venu au monde, je me trouve donc à Knokke-Le Zoute, avec mon père, ma mère, ma grand-mère maternelle, mes trois « petits » frères, Albert, Pierre et Claude, ainsi que Nicole, ma « grande » sœur. À moins qu’elle, en juillet 1963 justement, ne soit partie en Espagne…
Juillet 1963.
C’est un bel été, je m’en souviens. Il fait chaud et, à l’époque, on a encore et toujours le sentiment que les choses à la mer ne ressemblent pas tout à fait à celles de la ville : le pain qu’on y mange, les pistolets n’ont pas le même goût ; les crèmes glacées à la vanille non plus. Ni les pommes de terre, les tomates et les laitues. Sans compter cet air chargé d’iode venant du large et qui répand sur les trottoirs une curieuse odeur de poisson frais. Sans compter cette poussière de soleil « brûlante comme une flamme », faisant fondre le goudron sous les semelles des chaussures et rendant des plus pénibles les coups de pédales des cyclistes. Sans compter qu’on voit des filles de près, qu’on les sent, qu’on sent leur parfum, alors qu’à Bruxelles où j’habite le reste de l’année elles sont invisibles, inaccessibles.
À Knokke, on construit beaucoup. Et, pour pouvoir construire, on démolit beaucoup également. Des vieilles demeures d’un autre âge, avenue Lippens ou avenue Dumortier, des petites pensions de famille désuètes aux environs de la gare, des villas biscornues du côté de Mœder Siska, ersatz de la maison de Norman Bates, le héros de Psychose, dont la vision dans un cinéma de la rue Neuve à Bruxelles m’a bouleversé, des hôtels le long de la digue ou place Van Bunnen… Les entrepreneurs ont bien compris que l’avenir de la cité balnéaire est dans l’appartement — le flat, comme ils disent — et dans le studio. De là à mettre le grappin sur tout ce qui se délabre, empeste le moisi et donne la vilaine impression d’aller à vau-l’eau… L’un de ces hôtels, le Strand, vient d’être vendu, avenue du Littoral. À l’endroit où il se dresse, on prévoit de bâtir un ensemble d’immeubles modernes au rez-de-chaussée desquels on ouvrira des boutiques de mode et des galeries d’art. Mais, à la maison communale de Knokke, on n’est pas stupide : on se rend compte qu’entamer de gros travaux au plus fort de la saison touristique serait très malvenu. Il vaudrait mieux que le chantier débute en automne, après la retraite forcée des villégiateurs. De toute manière, on n’en est plus à deux ou trois mois près !
Juste en face du Strand, sur un coin, au pied d’une des rampes conduisant à la digue et à la plage du Zoute, se trouve la librairie Corman. Où règne encore son fondateur : Mathieu Corman. Sans partage. Sans jamais demander l’avis de qui que ce soit sur la marche du monde et la gestion de ses affaires. À la manière d’un potentat. D’un tyran. D’un franc-tireur aussi car il n’a de cesse que de dénoncer les compromissions des hommes politiques et des gens qui, où qu’ils soient, exercent un empire. Notamment le tout-puissant clergé de la Flandre occidentale qu’il exècre et sur lequel il vomit à la moindre occasion.
Pourtant ce ne sont pas les bonnes idées commerciales et promotionnelles qui lui manquent. Comme il vient d’apprendre que le Strand va être désaffecté durant toute la période bénie des grandes vacances, avant de disparaître à jamais, il s’arrange pour pouvoir, au rez-de chaussée, en occuper la vaste salle à manger, les salons et le vestibule, et pour les transformer temporairement en librairie.
Pas n’importe laquelle toutefois. Une librairie où il n’y aurait que des livres au format de poche, c’est-à-dire des livres vendus à des prix attractifs. Et qu’on placerait, bien en évidence, sur des tables — celles où les clients de l’hôtel, l’année précédente encore, prenaient leur repas. Non seulement par commodité mais parce qu’il est inutile d’engager des dépenses, d’acheter des rayonnages et des bibliothèques.
Encore faudrait-il quelqu’un pour tenir cette librairie provisoire. À peu de frais, bien sûr. L’idéal serait un étudiant, une jeune fille ou un jeune homme que les livres intéressent ou passionnent, et qui se contenterait, en plein été, d’un mince pécule…
Vous l’avez naturellement deviné, cette perle plutôt rare, ce sera moi.
Depuis de longues années, lorsque je passe en famille une partie de mes grandes vacances à Knokke-Le Zoute, je hante la librairie Corman. Je suis même un peu devenu l’ami d’Alain, le fils du fameux potentat, et d’André, le vendeur, un homme affable et toujours souriant, qui sait tout, qui vous parle aussi bien de la peinture abstraite que du Tour de France, des magnifiques oiseaux du Zwin que de la crème ostendaise, des films envoûtants d’Akira Kurosawa, Rashomon à leur tête, que des sanctuaires méconnus de Bruges-la-morte, qui a tout lu, qui aime la littérature à la folie et qui la défend avec tant de ferveur qu’on ne peut pas ne pas y succomber.
Je dois à André, et à lui seul, d’avoir découvert Jorge Luis Borges et Julien Gracq, je l’entends encore me dire avec son merveilleux accent rocailleux de la côte flamande qu’entre Le Rivage des Syrtes et Le Désert des Tartares existent d’étranges similitudes, et qu’il faut lire Hécate et ses chiens de Paul Morand pour comprendre, quand on est jeune, les violences de l’amour.
Et je dois à André de m’avoir, le premier, appris le joli coup du Strand et d’avoir convaincu Mathieu Corman de me nommer responsable de sa librairie de livres de poche.
Me voilà donc à pied d’œuvre, dès les premiers jours ensoleillés de ce juillet mémorable. Très vite, je multiplie les tâches : réceptionner les cartons, les déballer, vérifier patiemment leur contenu, mettre les volumes sur les tables, les ranger selon les diverses collections et les genres auxquels ils appartiennent… Puis, il va sans dire, accueillir les clients, essayer de guider les plus indécis d’entre eux et de leur vendre l’un ou l’autre livre, faire la caisse, remplir les bordereaux des commandes… Pendant que, dehors, le soleil tape, que les gens s’agglutinent sur le sable chaud, se reposent et s’amusent, que les gars de mon âge courent les filles et leur promettent monts et merveilles.
Dans cette histoire vraie, la scène qui suit m’est restée présente à l’esprit comme si elle s’était déroulée hier. C’est l’après-midi, le temps est toujours au beau fixe, et ma librairie de fortune est déserte. Personne, personne depuis une heure et demie au moins. Même pas un pauvre hère qui se serait égaré dans les parages, croyant y retrouver le bel hôtel de ses rêves.
Soudain, une silhouette m’apparaît. Très grande. Très droite. Imposante.
J’écarquille les yeux et je vois s’avancer vers moi un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu avec le plus grand soin. Genre sportif. Joueur de tennis ou joueur de golf. À moins que ce ne soit les deux.
Il me regarde fixement, me demande d’une voix un tantinet voilée où sont classés les Marabout.
Sur l’instant, je ne sais que répondre. Je songe qu’il y a Marabout et Marabout. Les « Flash » tout petits, les « Service » destinés à rendre service, les « Géant » bien épais avec une litanie d’Alexandre Dumas… D’autres collections encore… De la main, j’indique un tourniquet qui m’a embarrassé lorsque j’en ai accusé réception quelques jours plus tôt. Sylvie et Bob Morane s’y épient en silence, mais l’homme ne bouge pas.
– Vous avez La Cave aux crapauds ?
Je hoche la tête. Cela ne me dit rien. Qu’est-ce que je peux connaître à vingt et un ans des innombrables choses de la littérature et de la librairie ? Après un instant d’hésitation, je me risque :
– Si vous pouviez me donner le nom de l’auteur…
Mon vis-à-vis tiré à quatre épingles reste impassible. Du moins c’est ce qui me semble car j’évite de scruter les traits de son visage. Croyant m’être mal exprimé ou craignant de n’avoir été mal compris, j’insiste :
– Vous connaissez peut-être le nom de l’auteur ?
Cette fois, la réponse fuse :
– Je suis l’auteur, Thomas Owen. Voyez si vous avez La Cave aux crapauds en
Marabout « Géant ».
C’est drôle : pour la toute première fois de ma vie, je me trouve en présence d’un écrivain, j’ai la chance d’en voir un devant moi, en chair et en os. De pouvoir le questionner… du bout des lèvres. Et quoique j’ignore absolument qui est ce Thomas Owen et ce qu’il écrit au juste, je suis impressionné.
D’ailleurs, il est bel et bien impressionnant. Dans son allure. Sa façon bizarre de me considérer, de m’adresser la parole. À la vérité, il me fait peur — et je suis loin de savoir à ce moment-là qu’il est un des maîtres de la littérature fantastique, qu’il est par excellence, selon les paroles de Jean Ray à son propos, l’« écrivain qui suit la sombre étoile de la Peur et se fait son chantre », loin de savoir qu’un jour, une demi-douzaine d’années plus tard, je l’appellerai moi-même Owen-la-peur.
En veillant bien, pour marquer les esprits, à mettre des traits d’union entre le nom propre, l’article et le substantif.
Comme je ne bouge pas, il esquisse un vague sourire, tourne la tête et repère rapidement les tables sur lesquelles sont placés les ouvrages édités par Marabout. Je le laisse s’en approcher, tout en l’observant de mon coin, un rien mal à l’aise, et même un rien honteux de ne pas avoir su que Thomas Owen est l’auteur de cette énigmatique Cave aux crapauds.
Quand il revient vers moi, c’est pour m’annoncer qu’il n’a malheureusement pas trouvé son livre et qu’il serait souhaitable que je le commande au plus vite chez Marabout. Une bonne douzaine d’exemplaires. Vu, me dit-il, que certains de ses lecteurs, des amis et des proches, sont en vacances à Knokke-Le Zoute. Il ajoute que son nom est connu, que les ventes devraient être bonnes.
Là-dessus, il me tourne le dos puis, d’un pas décidé, gagne la porte.
Je ne le quitte pas des yeux. Je le regarde sortir de l’hôtel, traverser l’avenue du Littoral, marcher, la tête haute, en direction de la place Albert, sur le trottoir opposé. Et tandis qu’il disparaît de ma vue, je me demande déjà si je le reverrai ou non, s’il reviendra un jour prochain me rendre une petite visite afin de s’assurer, de visu, que les exemplaires de La Cave aux crapauds sont bien arrivés et que j’ai eu l’excellente idée de leur réserver une place de choix dans ma librairie.
Est-ce que je pouvais deviner alors que je ne reverrais Thomas Owen que des années après, mais non plus à Knokke-Le Zoute mais à Anderlecht ?
Est-ce que je pouvais deviner alors que ce serait dans les bureaux bruxellois des éditions Marabout, au quai Fernand Demets ?
Est-ce que je pouvais deviner alors que je serais dans l’intervalle devenu directeur de plusieurs collections romanesques dans cette prestigieuse maison de livres de poche et que nos retrouvailles auraient pour cadre une petite pièce sombre bourrée de bouquins, de journaux, de revues, de manuscrits et de dossiers, avec une fenêtre donnant sur une cour cafardeuse et de sombres entrepôts ?
Est-ce que je pouvais deviner alors que j’aurais le plaisir d’être l’éditeur de Thomas Owen et qu’en souvenir de ma fiévreuse découverte de La Cave aux crapauds, en été 1963, je lui réclamerais à cor et à cri d’autres recueils similaires, d’autres émotions ?
Est-ce que je pouvais alors deviner qu’en 1972 il me confierait la publication de La Truie et, en 1975, celle du Rat Kavar, deux de ses plus remarquables recueils de contes fantastiques ?
Et surtout, surtout, est-ce que je pouvais seulement imaginer qu’un jour, aujourd’hui même, juste un an après sa mort, à l’âge canonique de quatre-vingt-douze ans, je lui succéderais à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ?
(…)
Je vous ai dit que je devais beaucoup dans mon éducation littéraire à André, le puits de science de la librairie Corman, et qu’il lui revient en particulier de m’avoir fait découvrir Jorge Luis Borges. Comme par hasard, comme par nécessité, un fantastiqueur, lui aussi.
C’est le nom de l’immense écrivain argentin que je retrouve au bas de l’épigraphe de La Nuit au château, la première des quinze « histoires de vie et de mort » du recueil Le Rat Kavar dont j’ai été l’éditeur.
La voici cette courte phrase : « Toute rencontre fortuite est un rendez-vous. »
Fortuite ?
Et si cette histoire vraie que je viens de vous raconter et qui s’achève à présent n’était que celle d’un immanquable et magnifique rendez-vous ?
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